Il y a ceux qui changent de vie, bifurquent, renversent la table, relancent les dés, partent en jetant la clé… Et puis il y a ceux qui se trouvent bien là où ils sont, où la vie les a posés. Ils avancent sur les mêmes rails, bien calés. Passent les aiguillages sans changer de direction. Sont-ils moins exigeants, moins à l’écoute de leurs aspirations, moins attentifs à ce qui se passe autour d’eux ? Certainement pas. Leur déviation à eux se fait en silence, en profondeur, dans la continuité. C’est le cas de Thierry Hoo, cordonnier à Paris depuis 40 ans. Quatre décennies à pratiquer un métier qui, comme il le dit lui-même, n’a pas beaucoup changé. Et pourtant, Thierry a trouvé le bonheur et ne l’a plus quitté dans cette curieuse boutique à son image : vraie et chaleureuse.
Thierry Hoo : De paires en fils et inversement
Thierry aime à le répéter : il est « né dans une chaussure ». Son père était cordonnier depuis 1960. À Paris, comme l’indiquent certaines intonations de sa voix, rue Sedaine. L’entreprise se trouvait au rez-de-chaussée. La famille, elle, habitait au quatrième étage. Dès 4 ans, Thierry était constamment fourré à la boutique, une brosse, un balai, un pinceau à la main. « Pour aider Papa » et pour ressentir ce que tous les enfants qui veulent grandir vite recherchent : la sensation d’être utile.
Alors, dès qu’il en avait le temps, il mettait la main à la pâte. C’est ainsi que, lycéen, il a appris à fabriquer des chaussures. Dès cet âge, c’était à l’atelier qu’il se sentait à sa place. À l’école, il approchait des travaux et des concepts qu’il trouvait trop abstraits, trop théoriques pour s’y intéresser autant qu’il aurait fallu. Mais la perspective, concrète celle-là, de travailler comme employé avec son père, l’a fait se passionner pour l’enseignement technique. Dès que cela touchait au métier familial, tout l’intéressait.
« J’ai passé un BEP, trois CAP, dont un de podologue en cours du soir, car je voulais approfondir mon savoir aussi bien du pied que de la chaussure. » C’est donc parfaitement armé, en 1983, qu’il décrocha le statut d’employé dans l’atelier de son père.
« Ça a été mon choix à 100 %, insiste Thierry. Je n’ai subi aucune pression parentale. Ça s’est fait naturellement. » Enfin plongé à 100 % dans le métier qu’il voulait faire, dans l’univers dont l’école l’avait longtemps arraché de trop longues heures chaque jour, Thierry se révéla être un bourreau de travail.
« Un jour, mon père a eu un problème de santé. Il a dû partir en ambulance. Il y avait du boulot pour trois, je me suis retroussé les manches et ce jour-là, j’ai bien compris qu’il y avait 24 heures dans une journée », rit-il en se souvenant.
Mais on le sait depuis les Grecs, ceux qui aiment ce qu’ils font n’ont pas l’impression de travailler, mais d’exercer leur talent.
« Le “burn-out” ? Très peu pour lui. Après plus de 40 ans de métier, Thierry ne ressent aucune lassitude. “J’apprends tous les jours. Chaque soulier est unique, selon le client l’usure sera plutôt comme ceci ou comme cela. La façon de travailler est sans cesse différente, je suis en perpétuelle réflexion, je me casse la tête. C’est beaucoup plus compliqué de réparer que de fabriquer, parce qu’il n’y a pas de réparation standard.”
Cette complexité, c’est le défi quotidien de Thierry. C’est elle qui retient son attention, entretient sa curiosité depuis si longtemps. « Croyez-moi, j’ai été dans des états de fatigue énormes, à m’endormir le soir sur mon scooter au feu rouge. Mais quand on est bien dans son métier, en adéquation avec soi-même, on arrive à régler les problèmes. Moi, le matin, je ne vais pas au travail, je vais m’amuser. » Et, pour se sentir encore mieux dans son entreprise, pour entretenir son alignement entre ce qu’il est et ce qu’il fait, Thierry a mis du Thierry un peu partout autour de lui.
Si la cordonnerie « À la ville, à la montagne » ressemble à un chalet en plein Paris, c’est parce que son père est béarnais. « D’où mon béret, cette envie de nous spécialiser dans les chaussures de montagne et ce côté chalet authentique construit par des ouvriers de Chamonix avec du bois de mélèze. »
Thierry est pourtant un vrai Parisien. Mais c’est « un fou de montagne ». Il a d’ailleurs deux ascensions du mont Blanc à son actif. « À Paris, j’ai plein de clients montagnards, il y a un échange de “passion”, on se donne des conseils sur des randos… Après, je ne me suis jamais installé à la montagne parce qu’en Île-de-France, on est 12 millions, donc la clientèle est ici. »
Alors, quand on prend autant de plaisir à travailler, évidemment, on ne pense pas vraiment à s’arrêter. « La retraite ? Pas tant que j’ai la santé. Je m’améliore et m’émerveille constamment. Je découvre encore de nouvelles chaussures et je vais voir les jeunes à l’atelier pour leur montrer : “Waouh, regardez la couture, regardez la semelle…” »
D’autant que Thierry construit en ce moment le rêve de tout entrepreneur : transmettre son entreprise à l’un de ses enfants. « J’ai formé plein d’apprentis, j’en prends un tous les deux ans. Un artisan qui ne transmet pas son savoir n’a rien compris. Cordonnier, ça ne s’apprend pas sur un tableau noir, il faut toucher, parler, échanger. Je suis très à cheval sur les traditions, mais aussi sur la convivialité. Et puis je n’ai pas la science infuse, ils m’apportent beaucoup. C’est bien d’avoir un mélange entre expérience et fougue de la jeunesse. »
« J’ai trois enfants. Je ne les ai pas poussés, mais je suis heureux que Clément prenne le relais. Il travaillait comme ingénieur commercial mais a choisi cette reconversion, notamment pour développer l’entreprise. » Un ingénieur commercial qui devient cordonnier ? Voilà une belle histoire que Les Déviations adoreraient raconter. Il y a 20 ans, elle aurait été originale. Elle l’est beaucoup moins aujourd’hui. Car la période actuelle est à la revalorisation des métiers manuels, pleins de valeurs et d’utilité concrète alors que tant de métiers de cadres se vident de leur sens.
Thierry sourit quand on lui dresse ce constat. Car lui n’a jamais douté qu’il faisait le plus beau métier du monde. En tant mieux si l’esprit de l’époque fait ses affaires en incitant son fils à prendre sa suite. « C’est la troisième génération. Donc oui, c’est une affaire de famille. Et une affaire qui roule. Ou plutôt qui “marche”. »
Par Laurent Moisson et Thomas Lepresle